Mgr Rougé : « Les subprimes et le Covid-19 sont des virus analogues »

ENTRETIEN. L'évêque de Nanterre revient sur le tsunami que représente le Covid-19 et le confinement pour l'Église en cette période de fête de Pâques.

Propos recueillis par

Temps de lecture : 13 min

La scène semble tout droit sortie d'un film d'apocalypse : dans une basilique Saint-Pierre déserte, le pape François célèbre la messe des Rameaux. Sans fidèles. Seul. La pandémie de coronavirus tombe au moment le plus important pour les catholiques : la semaine sainte avec Pâques en apothéose. Depuis près d'un mois, confinement oblige, les églises se sont vidées et la pratique religieuse se fait désormais loin de la communauté. Monseigneur Matthieu Rougé, évêque de Nanterre, revient sur cette période trouble et tente d'en tirer les conclusions sur nos modes de vie et les leçons à en tirer.

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Le Point : Que vous inspire cette période très particulière – et peut-être unique – dans l'histoire de l'Humanité et de l'Église ?

Matthieu Rougé : Nous vivons de fait un moment tout à fait singulier, qu'il nous faut, en quelque sorte, contempler ou en tout cas scruter : du jour au lendemain, les rues se sont vidées et les entreprises arrêtées. Notre monde de bruit et de mouvement est entré dans un profond silence, à peine interrompu par quelques cris d'enfants, les cloches des églises et les applaudissements des soignants. L'évêque de la Défense que je suis ne peut être que saisi par le contraste entre ce plus grand quartier d'affaires d'Europe bruissant d'agitation et de projets et la grande dalle vide entre des tours éteintes. Une homélie ancienne pour le Samedi saint, la veille de Pâques, commence par ces mots particulièrement adaptés à notre actualité : « Que se passe-t-il ? Aujourd'hui, grand silence sur la Terre… » Ce silence peut être celui de la mort – et il l'est malheureusement pour un grand nombre de personnes –, mais aussi celui de la vie en train de germer. C'est à nous tous en définitive qu'il revient d'en faire un silence de vie.

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Certains y voient un retour à la crise de l'an 1000 : des guerres, des pandémies et même des signes divins avec l'incendie de Notre-Dame l'an dernier… Des fariboles ?

L'histoire humaine tout entière est constituée d'une suite de crises et, davantage encore, d'une succession de renouveaux. Seul le recul temporel permet d'identifier les passages effectivement décisifs. Dans la théologie chrétienne de l'histoire, les guerres, les pandémies, les incendies ne sont pas à comprendre comme des signes immédiatement envoyés par Dieu, mais comme des occasions, à bien des égards salutaires, de prendre conscience de nos violences, de nos excès d'orgueil et de nos fragilités. Les grandes crises surviennent au moment des grandes mutations. Peut-être l'épidémie actuelle ne fait-elle pas nombre avec la crise financière de 2008, l'une et l'autre constituant comme des effets collatéraux de la révolution numérique (par ailleurs pleine de promesse, nous le mesurons à chaque instant pendant ce confinement). Les subprimes et le Covid-19 sont des virus analogues qui prospèrent sur le terrain fragile d'un rapport déséquilibré à l'espace et au temps et profitent de notre absence d'anticorps culturels et spirituels suffisants. Nous avons cru pouvoir nier l'espace, par la délocalisation généralisée, et le temps, par l'accélération sans frein. Hartmut Rosa, le penseur de la décélération, nous avait pourtant avertis. Un nouveau rapport au monde est désormais à inventer.

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Qu'est-ce que cette crise dit de nous ?

Nous avons clairement succombé au double syndrome de la tour de Babel et du colosse aux pieds d'argile – pour reprendre des références bibliques à jamais fécondes – en niant notre part de fragilité au lieu de l'assumer. En même temps, cette crise révèle une capacité globale d'effort partagé et un fond de santé humaine plutôt encourageants. Ce qui est paradoxal, voire contradictoire, c'est que les médecins se battent comme des lions pour « sauver des vies » alors même qu'un certain nihilisme éthique diffus et assumé ne considère plus la vie humaine comme sacrée. Pourquoi tenons-nous tant, malgré tout, à la vie ?

Vivre en accumulant pour soi, c'est s'enfermer dans la mort

C'est le principal enseignement de cette crise : ce n'est pas notre rapport à la mort qui est interrogé, mais notre besoin, si on peut se permettre ce pléonasme, vital de vivre…

Rapport à la mort et rapport à la vie vont de pair. Les chrétiens aiment la vie, mais n'ont pas peur de la mort que la fête de Pâques révèle comme triomphe ultime de la vie. La question est donc celle du vrai prix et de la vraie profondeur de la vie qui nous est donnée pour que nous en profitions en la partageant. Vivre en accumulant pour soi, c'est s'enfermer dans la mort. Vivre en accueillant et en offrant, c'est entrer dans une logique d'éternité. Beaucoup vivent en ce temps des séparations douloureuses, sans même avoir le réconfort sensible d'obsèques familiales et amicales. Pour certains, c'est peut-être l'occasion d'entrer dans une expérience plus immédiate de communion au-delà de la mort, ce que les chrétiens appellent la communion des saints.

Se pose la question de nos anciens qui, dans les Ehpad ou chez eux, vivent la crise – ou, pire, meurent – seuls…

Il n'est pas tout à fait exact ni juste de dire que les personnes âgées sont seules : le personnel des maisons de retraite (je préfère cette expression polysémique à l'affreux acronyme « Ehpad ») veille sur elles avec un dévouement qu'il faut saluer. Certes, des familles doivent se contenter du téléphone et les prêtres appelés par des mourants à leur chevet ne sont pas toujours autorisés à les rejoindre, ce que je déplore et considère contraire à la pleine dignité, c'est-à-dire aussi spirituelle, de la personne humaine. Mais, en réalité, un certain abandon, une certaine marginalisation des personnes les plus fragiles ne sont-ils pas antérieurs à la crise du coronavirus ?

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Comment les fidèles vivent cette période ?

Les chrétiens, au nom même de leur foi, tiennent à participer pleinement à l'effort collectif. Aujourd'hui comme hier et demain, ils ont à être aux avant-postes du service de la vie. Beaucoup sont, de diverses manières, très actifs auprès des plus pauvres ou des plus isolés. Ne pas pouvoir se réunir pour célébrer leur foi est extrêmement douloureux, d'autant que le christianisme est une religion de l'incarnation qui passe par des sacrements, des signes et des rassemblements concrets. Mais le jeûne liturgique que nous traversons creuse aussi notre désir spirituel et annonce la joie de nous retrouver.

Notre coopération loyale à l'effort collectif est donc déterminée et notre mission propre est d'ouvrir un horizon d'espérance à nos concitoyens éprouvés.

Vous avez parlé dans Le Figaro de carême profane et républicain. Il existe donc des points positifs dans ce confinement ?

La coïncidence entre le carême spirituel et la quarantaine sanitaire (« carême » et « quarantaine » sont en fait synonymes) est assez saisissante. Des premiers signes d'amélioration surgissent à Pâques et nous espérons bien être délivrés du confinement à la Pentecôte ou à la Trinité ! C'est pour des raisons cruelles et destructrices, il ne s'agit pas de le nier, que nous sommes condamnés à un temps de pause radicale, mais celui-ci peut s'avérer bienfaisant, voire salutaire.

Le président de la République vous a-t-il, vous et les autres représentants religieux, consulté ? Quelle pierre peut apporter l'Église dans un État laïc ?

Le président de la République a, je crois, pris contact une fois avec l'ensemble des responsables religieux. Sur le plan local qui est le mien, les contacts sont constants et confiants avec les autorités régionales, préfectorales et départementales. Beaucoup de municipalités collaborent efficacement avec les paroisses et les associations chrétiennes pour le service des plus pauvres. Sans doute la conscience pourrait-elle être plus vive ici ou là que l'accompagnement spirituel des malades en fin de vie ou des personnes dépendantes n'est pas un luxe pour temps calme mais une dimension fondamentale du respect de la dignité de chacun. Notre coopération loyale à l'effort collectif est donc déterminée et notre mission propre est d'ouvrir un horizon d'espérance à nos concitoyens éprouvés.

Ce serait succomber à nouveau au syndrome du colosse aux pieds d'argiles que d'affirmer avec assurance que « rien ne sera jamais plus comme avant » après la crise.

On a beaucoup parlé ces dernières années de la crise de l'Église. Va-t-on, avec cette pandémie, vers un renouveau de la spiritualité ?

Il ne s'agit pas de nier la crise que traverse l'Église et qui n'est pas sans lien d'ailleurs avec la grande mutation structurelle à laquelle nous sommes tous confrontés. Cela dit, les diocèses et les paroisses ont aussi fait preuve dans les circonstances présentes d'une énergie et d'une créativité qui démentent un certain défaitisme ecclésial ambiant. Il va de soi qu'un ou deux mois de confinement ne suffiront pas à faire éclore automatiquement un immense printemps de la foi. Mais ce que je persévère à appeler une grande retraite collective aura pu conduire beaucoup à s'interroger enfin sur le sens de leur vie, sur ce qui la rend réellement belle et féconde. Le mot de saint Augustin, « ab exterioribus ad interiora, ab interioribus ad superiora » (« des réalités extérieures aux réalités intérieures, des réalités intérieures aux réalités supérieures »), pourrait trouver un regain d'actualité.

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C'est à la fois un crève-cœur puisque la pratique religieuse publique (messe, confession, relation avec la communauté de croyants) est stoppée, mais finalement on revient aux fondements de la croyance : une introspection et un lien entre soi et Dieu sans intermédiaire…

Ne pas pouvoir réunir les fidèles, et tous ceux qui l'auraient souhaité, pour célébrer la Semaine sainte est plus encore qu'un crève-cœur. Je pense en particulier aux nombreux catéchumènes adultes (près de 200 dans mon diocèse) qui se préparaient depuis des mois à recevoir le baptême, la confirmation et l'eucharistie durant la nuit pascale (ils seront bien sûr tout de même baptisés, mais après le confinement). Reste en effet que ces circonstances très éprouvantes conduisent les personnes et les familles qui veulent vraiment vivre leur foi à se réinvestir dans la lecture des Écritures, dans la prière personnelle, dans l'ouverture intérieure au fruit profond des sacrements.

Nous avons commencé une série d'entretiens avec des intellectuels et des politiques pour penser le monde après. Selon eux, rien ne sera plus comme avant dans notre mode de vie. L'un d'eux a même parlé d'un retour à la « sobriété ». Qu'en pensez-vous ?

Ce serait succomber à nouveau au syndrome du colosse aux pieds d'argile que d'affirmer avec assurance que « rien ne sera jamais plus comme avant » après la crise. Notre penchant le plus spontané sera au contraire une amnésie plus ou moins délibérée, une fuite en avant, peut-être même effrénée, pour reconstruire certes mais aussi pour oublier. N'est-ce pas ce que nous avons globalement fait, à quelques ajustements près, après la crise financière de 2008 ? Par ailleurs, « l'homme éternel » reste le même, ce qui est plutôt une bonne nouvelle, et la récurrence perpétuelle de discours sur le « nouveau monde » sonne comme « une cymbale retentissante ». Il faudra donc un véritable effort collectif pour analyser la crise en profondeur et faire des choix modestes mais précis (en matière d'éducation, de rapport aux territoires, d'institutions notamment européennes, de choix d'investissement, d'options éthiques…) en vue d'une transformation durable de nos modes de vie et de développement.

Écologie intégrale ne rime pas nécessairement avec décroissance. C'est plutôt la justesse de notre modèle de croissance qu'il faut interroger.

Comment voyez-vous le monde d'après Covid-19 ? Quelle place pour l'Église ?

Pour ce qui est de l'Église, je souhaite que nous demeurions fidèles à l'expérience d'intériorité, de simplicité, de fraternité et de créativité de ce temps de confinement. Pour le reste, ce que les chrétiens, avec d'autres, appellent « l'écologie intégrale » me semble plein de promesses : un modèle de développement qui intègre l'espace et le temps, qui fasse une vraie place aux personnes fragiles, qui donne le goût de la sobriété joyeuse. Cette « écologie intégrale » ne s'oppose pas à la révolution numérique mais peut en favoriser une intégration pleinement humaine. Elle passe par un enracinement culturel et spirituel renouvelé et par une attention plus ambitieuse à la dignité de toute personne humaine. Je trouve significatif, de ce point de vue, que l'épidémie soit venue interrompre un processus législatif assez destructeur en matière de bioéthique. Beaucoup, pendant le confinement, auront relu les classiques et pris soin de leurs proches : voilà qui ouvre, simplement mais fondamentalement, la double perspective de l'enracinement et de la fraternité.

L'écologie intégrale peut poser des problèmes économiques autour de la croissance. La France est déjà en récession…

Écologie intégrale ne rime pas nécessairement avec décroissance. C'est plutôt la justesse de notre modèle de croissance qu'il faut interroger. À quoi bon tout miser sur la consommation, au détriment souvent des grands équilibres écologiques, si l'on peut perdre, comme l'annoncent certains analystes, vingt ans de croissance en trois mois de pandémie ? Je veux croire qu'il y a aujourd'hui assez de ressources humaines, intellectuelles, économiques, voire spirituelles, dans notre pays et dans le monde pour ouvrir des chemins de développement vraiment renouvelés.

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« Regardons-nous à l'intérieur. Si nous sommes sincères avec nous-mêmes, nous verrons nos infidélités. Que de fausseté, d'hypocrisies et de duplicités ! Que de bonnes intentions trahies ! Que de promesses non tenues ! Que de résolutions laissées s'évanouir ! » a dit le pape François dans son homélie : le monde d'après, c'est celui de la sincérité ?

Le pape François aura joué un grand rôle durant la pandémie. L'image du pape seul place Saint-Pierre, donnant un enseignement sobre et universel à partir d'une page d'évangile, avant de prier la Vierge Marie et le Christ en Croix puis de donner une bénédiction au monde entier s'est inscrite pour longtemps dans notre mémoire collective. La force de cette image cependant ne tient pas d'abord au charisme ou au positionnement d'un homme, mais plutôt à la force à la fois subversive et fondatrice du message évangélique.

Le pape, seul, célèbre une messe sur la place Saint-Pierre, le 27 mars.
 ©  HANDOUT / VATICAN MEDIA / AFP
Le pape, seul, célèbre une messe sur la place Saint-Pierre, le 27 mars. © HANDOUT / VATICAN MEDIA / AFP

Si on était provocateur, on pourrait dire que cette pandémie mondiale sert le discours et la doctrine du pape François depuis son élection, notamment sa critique du libéralisme…

L'enseignement du pape François, comme celui de ses prédécesseurs, séduit et déconcerte à la fois un très grand nombre de nos contemporains. Son encyclique Laudato si', sur l'écologie intégrale, ouvre un terrain de dialogue et d'action sur lequel beaucoup pourraient se retrouver. L'important cependant n'est pas de savoir qui va tirer les marrons du feu de la crise, mais si nous allons savoir collectivement prendre les moyens de véritables transformations éthiques, économiques, institutionnelles, culturelles, spirituelles. L'objectif du pape – et de l'Église avec lui – n'est pas d'être un prophète apprécié mais qui crie dans le désert. Son désir et sa mission sont de susciter un mouvement de conversion, c'est-à-dire de transformation des esprits et des cœurs en vue d'une transformation de la vie.

Pâques est la fête la plus importante pour les catholiques : comment être heureux seul, confiné et sans famille ?

En se réunissant d'abord ! Ne serait-ce que par le téléphone, mais surtout l'affection, la pensée, la prière. La joie de Pâques, c'est la perception intérieure que, dans la lumière du Christ, l'amour sous toutes ses formes, s'il se donne jusqu'au bout, est plus puissant que toutes les forces de mort. Je crois profondément, comme je l'ai dit dans mon message de Pâques aux fidèles du diocèse de Nanterre et aux habitants des Hauts-de-Seine, que la joie de la Résurrection est plus forte que tout.

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Commentaires (48)

  • el_gringo

    Jésus revient Jéésuus parmi les tiens
    du haut de la croix indique nous le chemin
    du déconfinement
    toi qui le connait si bien

  • Opéra-18-32

    Trop de commentaires ici suent l'intolérance, ce qui m'étonne toujours sur ce site. La raison de cette exsudation est, je crois, que la question religieuse, celle de l'existence de Dieu, celle enfin du point de savoir pourquoi il y a quelque chose plutôt que rien, touchent l'être au plus profond. D'où trop souvent la perte de contrôle et l'excès dans la parole ou l'écrit. Retenons-nous, nous y gagnerons !

  • Garmin2

    Comment un homme d’église de ce niveau peut-il exprimer de telles niaiseries. Désolant.